17
— Alors comme ça, on a une cliente ! s’écria T. J. Putain, voilà qu’on travaille au compteur !
— Bah, c’est tout juste s’il fait tic-tac… Si j’ai accepté l’argent, c’était avant tout pour éviter qu’il atterrisse dans la poche de quelqu’un d’autre.
— Quand même, t’es pas con, vu la façon dont tu te débrouilles. Une nana veut nous engager car elle pense que c’est sa cousine qui a fait le coup. Tu la rassures, tu lui tapotes la joue et tu l’envoies promener. Puis tu te ravises et tu persuades la cousine qui roule sur l’or de nous engager. Remarque, puisqu’on va bosser pour l’une des deux, autant que ce soit pour celle qui a du fric.
— C’est vrai, j’avais presque oublié. Notre cliente a d’abord été la suspecte toute désignée.
— Le lui aurais-tu expliqué, par hasard ?
— Non, ça m’est sorti de l’esprit.
Nous étions au Morning Star. J’avais dormi plus tard qu’à l’accoutumée et lorsque j’avais fini de me raser et de me doucher, Elaine était déjà partie à la gym. Il restait du café. Je m’en étais servi une tasse et avais appelé T. J.
— Si tu n’as pas pris ton petit déjeuner, lui dis-je, retrouve-moi en bas dans dix minutes.
Il était debout depuis six heures du matin, m’expliqua-t-il, réveillé par deux ivrognes qui se querellaient dans le couloir en faisant plus de raffut que d’habitude. Il était alors sorti manger quelque chose, et en rentrant chez lui il s’était connecté sur Internet. Mais il serait quand même heureux de me tenir compagnie.
Je me débattais maintenant avec une omelette, il me tenait compagnie avec une assiette de frites, un bagel grillé et un grand verre de jus d’orange. Il s’essuya les lèvres avec sa serviette :
— Ça t’est sorti de l’esprit, répéta-t-il. C’est peut-être mieux comme ça. Au fait, l’affaire va tenir, maintenant qu’on est dans le coup ?
— Je ne sais pas trop où ça va nous mener. Si seulement l’un d’eux avait un mobile. C’est la prise de tête à cent sous de l’heure.
— Ils ont piqué des trucs.
— Dis plutôt qu’ils les ont empruntés. Ils les ont transportés de Manhattan à Brooklyn, où les flics les ont récupérés.
— En totalité ?
— Il y a bien une autre possibilité : et s’il s’était fixé sur quelque chose de précis, notre mystérieux troisième homme ?
— Ce pourquoi il serait d’abord passé à l’action. Il recherche sans doute un truc, mais il ne veut pas qu’on apprenne qu’il l’a piqué.
— Quoi, par exemple ?
— Si je savais ! Un objet de grande valeur, un diamant, une toile de maître.
— Ça figurerait à l’inventaire de l’assurance et on en aurait à tous les coups noté la disparition.
— Bon, alors autre chose. Des documents juridiques, des photos ou des lettres, le genre de machin pour lequel on est prêt à tuer.
— Pourquoi ne pas prendre ce qu’il y avait, tout simplement, et rentrer peinard chez soi ? Pourquoi assassiner les Hollander ?
— Pour qu’on ne sache pas qu’on avait embarqué ce qui se trouvait là, tiens !
Ah oui.
— Je ne sais pas, dis-je, mais ça m’a l’air bien compliqué. Celui qui a fait le coup a tout combiné, et il n’a pas hésité à commettre un quadruple meurtre pour atteindre son objectif.
Je ne vois pas ce qu’il y aurait pu y avoir chez les Hollander pour qu’on se donne tant de mal.
— Tu dois avoir raison. C’était juste une idée en passant.
— Si seulement je pouvais en avoir une ! Apparemment, on fait fausse route si on s’en tient aux victimes. Ces gens menaient une vie irréprochable, tout le monde les adorait et les respectait, et ils s’aimaient. Je me pose des questions.
— Comme quoi ?
— Je me demande si je ne me suis pas trompé de victimes.
— On n’en a pas d’autres.
— Je peux t’en citer deux autres.
Il comprit vite.
— Dans la maison de Brooklyn, dit-il, Bierman et Ivanko. Tu veux dire qu’il a fait tout ça pour buter ces deux mecs ?
— Non, pour lui, ils n’étaient qu’un moyen d’arriver à ses fins.
— Tu t’en sers, puis tu les jettes… Oui, mais d’abord il fallait qu’il les trouve. C’est là que tu veux en venir ?
— Il doit y avoir un lien. Pas tant avec Bierman, qui a joué un rôle essentiellement passif.
— Tout ce qu’il y a de plus passif. Il s’est contenté de se faire occire.
— Bierman ne le connaissait peut-être pas du tout.
— Le mec sonne à sa porte, il lui raconte qu’il est un employé des services de désinsectisation venu pour le débarrasser de ses cafards. Bierman lui ouvre, et c’est bon pour lui. Bierman, refroidi dans le coin, et l’autre qui ressort, après avoir enfilé sa chemise et son pantalon.
— Sauf qu’Ivanko était de la partie, répondis-je. Même si le dénouement l’a pris de court.
— Le gus vient le voir et lui dit qu’il est sur un coup.
— « Plein de fric, presque pas de risques. Tiens, voilà la clé et la combinaison de l’alarme… »
— On ne parle pas comme ça à un type quand on n’est pas sûr qu’il va marcher. Comment s’est-il rancardé sur Ivanko ?
— Il a tiré trois ans à Green Haven pour cambriolage. C’est peut-être là-bas qu’il a fait sa connaissance.
— Tu penses que notre homme est un ancien taulard ?
Je réfléchis.
— En fait non, je ne crois pas. On apprend des trucs en prison, mais on y perd aussi l’habitude de se croire invulnérable, parce qu’on a plongé. Or, le mec qui a orchestré tout ça se croit toujours invincible.
— Remarque, il a peut-être mouillé sa chemise, lui aussi.
— A mon avis, ce n’était pas la première fois qu’il prenait des libertés avec la loi. Qu’il ait ou non fait de la prison, rien ne dit qu’il n’a pas connu des gens qui ont été incarcérés. Ivanko n’a plus de famille, pour autant que je sache, et sa dernière adresse connue est celle de l’ancien appartement de sa mère. Il devait bien habiter quelque part lorsqu’il a joué le casseur chez les Hollander, seulement la police l’a retrouvé à Brooklyn avant de découvrir où il créchait.
— Et elle a abandonné les recherches.
— Il faut peut-être commencer par là. Sais-tu à qui on doit s’adresser quand on s’intéresse à Ivanko ?
— Si tu penses au même type que moi, il est trop tôt pour l’appeler. Il roupille.
— Danny Boy. C’est son quartier, à lui aussi. Poogan’s ne se trouve qu’à deux rues de la maison des Hollander. J’irai le voir ce soir.
— Et entre-temps ?
— Le flingue. On l’a volé dans le cabinet d’un psychiatre de Central Park Ouest.
— Il était peut-être tout prêt à se faire voler, ce pétard.
Je lui jetai un regard.
— A première vue, dis-je, c’est Bierman qui a tiré ; on peut donc imaginer que c’est lui qui a apporté le pistolet. Ce qui signifie qu’il l’a piqué lui-même, ou que quelqu’un l’a fait à sa place et le lui a vendu après.
— Pourtant, tout ce qu’il a récolté, c’est une balle dans la tête.
— Exact, de sorte que c’est quelqu’un d’autre qui a fourni l’arme, et ce n’aurait pas pu être Ivanko, sinon c’est lui qui l’aurait eue à la main pendant le cambriolage, et non son complice.
— Qui dit qu’Ivanko n’avait pas deux calibres ? Il n’avait pas besoin des deux, il en a apporté un et il a filé l’autre au troisième homme.
— Ivanko n’avait pas d’arme sur lui quand on l’a retrouvé, mais l’assassin aurait pu la lui prendre avant de partir. Reste que l’explication la plus simple, c’est qu’il n’y avait qu’une arme et que c’est le même mec qui s’en est servi et l’avait apportée au départ.
— Et ce type, où l’a-t-il trouvée ? Dans le cabinet du psy ?
— C’est de là qu’elle venait et il faut croire que c’est lui qui l’y a prise.
— Il ne pouvait pas l’acheter dans la rue ? C’est pas très dur, si on sait y faire.
— Les taies d’oreillers.
— Je les avais oubliées. A chaque fois, chez le psy et chez les Hollander, c’est le même scénario : ils s’emparent de taies d’oreillers pour trimballer leur butin.
— Rien d’anormal à ça, et puis ça évite de fouiller dans les placards pour y chercher des sacs. Evidemment, quand on les voit réapparaître dans les deux cambriolages…
— C’est vraisemblablement le même qui a fait le coup à chaque fois.
— On dirait.
— En admettant que ce soit Ivanko… ce n’était pas son truc, ça, le cambriolage ? Si ça se trouve, il a toujours procédé comme ça : enlever les taies d’oreillers pour les transformer en hottes du Père Noël.
— Pleines de jouets pour les petits enfants… mais je vois pas Ivanko choisir de cambrioler cet appartement en particulier. C’est l’un de ces immeubles avec concierge qui font face à Central Park. Ivanko était sans doute un petit malin, mais un voyou des rues quand même. Comment a-t-il fait pour que le concierge le laisse entrer ?
— Et pour commencer, comment aurait-il pu savoir où se trouvait le cabinet du psy ?
— Le cambrioleur savait, lui, pour le pistolet. C’est la seule chose qu’il ait volée là-bas, et il l’a trouvée dans un tiroir fermé à clé. En plus, il n’a rien dérangé, puisque le psy ne s’est aperçu de la disparition de l’arme que deux jours après.
— Le cambrioleur connaissait le psy.
— Ça paraît logique.
— Il connaissait le cabinet, savait comment faire pour que le concierge le laisse entrer, était au courant pour le pistolet.
— C’est sans doute ce qui l’a amené là. Il voulait un flingue, il s’est introduit dans le cabinet et il s’est servi.
— Dans le tiroir où il savait que le psy rangeait toujours sa pétoire. Il connaissait le cabinet, donc il connaissait très probablement le psy.
— Ça tombe sous le sens.
— Tu as été voir, du côté du psy ? Tu l’as appelé, par exemple ?
— On obtiendra de meilleurs résultats en faisant preuve d’un peu d’imagination.
— C’est vrai que tu peux être imaginatif, quand tu t’en donnes la peine. C’est le programme du jour ?
— Je crois.
— J’ai oublié le nom du médecin. Je pense toujours à Adler, mais ce n’est pas ça.
— Nadler.
— Nadler. Il y avait un certain Adler, à l’époque où Freud a démarré tout le machin. Qu’est-ce qui se passe ?
— Rien, pourquoi ?
— Si tu voyais ta tête ! Tu ne pensais pas que je savais ça, pas vrai ?
— Je suis toujours surpris par ce que tu sais et ce que tu ne sais pas.
Il opina, comme si dans ce domaine il pouvait accepter la vérité.
— La psychanalyse. Ça tient la route, ce truc ?
— Tu ne t’adresses pas à la bonne personne. J’ai l’impression qu’on s’en détourne un peu, ces derniers temps. C’est plus facile de rédiger une ordonnance que d’écouter des névrosés du matin au soir.
— On préfère écouter le Prozac. Dis, il est pas indispensable que j’aille voir Nadler avec toi, si ?
— A mon avis, ça ferait plus de mal que de bien.
— Il aurait été aussi simple de dire non… A la place, je vais aller voir du côté de Brooklyn à quoi ressemble la baraque.
— Vraiment ?
— Discuter avec les gens, écouter ce qu’on raconte.
— Tu vas peut-être découvrir quelque chose qui m’a échappé. A ce propos… il faut que tu prennes la ligne D jusqu’à l’Avenue M. Je suis sorti une station trop tôt.
— Non, je ne parlais pas de cette baraque. Je me demandais comment va le petit copain de Williamsburg. Elle t’a donné l’adresse ?
— Je ne la lui ai pas demandée.
— Ce n’est pas dans ton habitude. A-t-elle au moins dit le nom de la rue ?
Je fouillai dans ma mémoire.
— Non… j’en suis presque sûr. Elle devait connaître la rue, et aussi probablement le numéro. Elle envisageait de s’installer là-bas.
— Il s’appelle Peter Meredith, non ?
— Oui. C’est un petit gros, incapable de faire du mal à une mouche. Où vas-tu ?
— Nulle part. Je reviens tout de suite.
Il s’absenta assez longtemps pour que je prenne un autre café et demande l’addition. Quand il reparut, j’attendais la monnaie.
— Il me reste la moitié d’un demi-bagel, dit-il à son retour. Tu la veux ?
— La serveuse l’a embarquée.
— Merde. Comment me trouves-tu ?
Lui qui était vêtu précédemment d’un short descendant jusqu’aux genoux et d’un chandail trop grand aux manches coupées reparaissait maintenant en pantalon rayé et chemise blanche à col boutonné. Sans cravate. Il avait ciré ses chaussures noires, glissé quatre crayons dans sa poche de chemise et il tenait une écritoire à pinces à la main.
— Tu ressembles à un employé municipal.
— Un employé de l’inspection du Bâtiment.
— Ils sont généralement plus vieux. Et aussi plus enveloppés.
— Avec un teint plus clair.
— Pour la plupart. Et tous ceux que j’ai vus au fil des ans avaient l’air d’avoir mal aux pieds.
— Je m’attends à ce que ce soit mon cas, quand les miens m’auront porté jusqu’au 168 de la rue Meserole.
— Qu’est-ce que t’as fait ? T’as appelé les renseignements ?
— Trop long. Il faut qu’on te réponde, et ensuite on ne te communique jamais qu’un numéro. Il ne te reste plus qu’à chercher dans l’annuaire, ou bien téléphoner carrément et te débrouiller pour que la personne te donne l’adresse. Y a pas le temps pour toutes ces conneries.
— C’est vrai que ton temps est compté, philosophai-je.
— Je l’ai eue sur le Net. J’ai entré « Peter Meredith, Brooklyn », et j’ai obtenu l’adresse, le numéro de téléphone et le code postal… Ça m’a pris deux secondes et je n’ai eu besoin de parler à personne.
— Sauf que l’adresse est fausse.
— Pardon ?
— Meserole se trouve à Greenpoint et pas à Williamsburg. Les deux quartiers se touchent, mais Meserole est un secteur de Greenpoint qui s’est embourgeoisé il y a déjà un moment. Ce n’est pas là que les spéculateurs vont trouver un appart bon marché à rénover.
— Oui, mais tu parles de Meserole Avenue. Eux, ils habitent dans Meserole Street.
— Il y a deux Meserole ?
— On pourrait croire qu’une suffirait. En cherchant bien, railla-t-il, tu devrais trouver une ville qui n’en possède aucune.
De dessous son écritoire il sortit une feuille sur laquelle était reproduite la carte de Brooklyn nord, vaste périmètre qui s’étend sur plusieurs kilomètres carrés.
— Je viens de la sortir sur l’imprimante, dit-il en prévenant ma question. Tu vois ? Ici, c’est Meserole Avenue, à Greenpoint, et là Meserole Street. Ça va vers Bushwick Terminal.
Je regardai le document. Les deux Meserole, la rue et l’avenue, coupent Manhattan Avenue à environ deux kilomètres et demi d’intervalle. De quoi rendre fous les chauffeurs-livreurs de United Parcel Service.
Ray Galindez, un dessinateur de la police de ma connaissance, a acheté une maison à Williamsburg voici quelques années, et j’ai pris la ligne L pour aller le voir. C’est la même qui conduit dans les parages de la rue Meserole, il faut seulement faire trois stations de plus. Je ne connaissais pas le quartier
— j’en ignorais même carrément l’existence –, mais je me doutais bien de la raison pour laquelle Kristin Hollander estimait préférable de rester à Manhattan.
— Je ne savais pas qu’on pouvait sortir une carte de Brooklyn sur imprimante, lui fis-je remarquer.
— Mais putain, mec ! Ce ne serait pas plus difficile de faire la même chose avec une carte de Samarcande ! Tu devrais te familiariser avec Internet. Tu passes à côté de quelque chose.
Nous avions déjà eu cette discussion.
— Je suis trop vieux pour ça, lui répondis-je une fois de plus.
Et lui de me citer un habitant de Point Barrow, en Alaska, un monsieur de quatre-vingt-huit ans, qui tous les jours surfait pendant des heures sur le Net et avec qui il échangeait des e-mails.
Ça me laissa sceptique.
— Pour quelle raison une personne de cet âge habiterait-elle là-bas, au diable vauvert ? Et comment sais-tu que cette personne te dit la vérité ? A tous les coups, c’est une lesbienne de dix-neuf ans qui joue au pépé.
Il leva les yeux au ciel.
— Je suis sûr que ça me plairait énormément de surfer sur le Net et que ça ne pourrait que me faire du bien. Mais ce n’est pas nécessaire puisque je me débrouille pour que tu t’en charges à ma place.
— Et que je courre jusqu’à Brooklyn pour te rendre service.
Il se regarda, hocha la tête.
— Heureusement que c’est un trou perdu. J’ai pas envie que des gens que je connais me voient dans cet accoutrement.
— Ne t’en fais pas, lui dis-je. Tu es méconnaissable.